Une autre Guadeloupe

Une autre Guadeloupe

S'éloigner.... ou du moins tenter de le faire... S'extraire des stéréotypes coloniaux, touristiques, doudouistes, sexistes, racistes, identitaires, capitalistes... en finir avec l'imagerie qui limite notre vision des choses, nous enferme finalement dans une forme d'aliénation... Essayer à rebours de traduire d'abord une sensation plutôt que la réalité supposée objective pour accéder par contournement, des détours à des réagencements plus subtils, moins évidents mais tout autant réels.
Photographier peut être une résistance aux flux d'images, de sons, de messages qui nous traversent, à ces visons du monde minimales, tels des plus petits dénominateurs communs, qu'on nous impose
« les oeuvres sont toujours plus ce qu'elles représentent. Les images ne sont pas simplement illustratives : elle construisent aussi ce qu'elles montrent. Et constituent ainsi le réel »1
Le flot vulgaire des images cent fois vues abiment le réel et par là nous abiment aussi en limitant notre perception. Ainsi le monde nous échappe et nous en laissons le contrôle à ceux qui les commanditent.
Aussi pouvons nous par la fabrication des images reprendre des parcelles de pouvoir, à notre échelle influer sur le monde, peut-être espérer le changer.
Je crois que photographes, peintres, dessinateurs, cinéastes, bref tous les fabricants d'images élaborent des petites briques. Je parle ici des images en tant qu'objets matériels, produits de l'esprit et de la sensation qui augmentent peu à peu le réel et le construisent
Nous autres photographes, quand nous déclenchons, nous nous libérons, dans un premier temps de ces objets nés à l'intérieur de nous, telles ces bulles d'air chaud et de sable qu'expulse le Sahara au dessus de l'Atlantique et qui cheminent jusqu'aux Antilles... Elles y forment des brumes qui infiltrent nos corps, jusqu'à nous faire suffoquer parfois... Elles nous pénètrent et agissent sur nous physiquement puis nécessairement spirituellement... Nous autres photographes ressentons alors cet allègement du corps et de l'esprit. Mais nous avons aussi conscience de notre responsabilité car nos images, en tant qu'amas de particules et en tant que charge spirituelle, influent, circulent dans le monde, se meuvent en ceux qui les reçoivent, y provoquent des réactions chimiques, des connections nouvelles. Elles y existent et y créent de nouveaux objets ou du moins leur ferment. Elles nous amendent et sédimentent le réel, comme le sable saharien la Caraïbe...
Je photographie la Guadeloupe, au fil de courts séjours, plusieurs fois par an, depuis 2008. J'y suis un étranger comme je le suis partout. Je n'ai pas la prétention d'en saisir une quelconque profondeur ou une intimité. Je garde une distance. Mes images ne sont pas particulièrement informatives, documentaires. Les lieux que je photographie ne sont pas pittoresques non plus. Du moins j'essaie de ne pas en photographier le pittoresque car il renvoie au stéréotype et à l'imagerie. Ils sont parcourus au quotidien par les individus qui les peuplent et le plus souvent ils ne sont pour nous qu'un décor routinier dont on exige seulement qu'il soit pratique ou confortable. C'est, je pense, dans cette routine, que se créent des interstices de vulnérabilité aux images stéréotypés qui finissent par nous dominer . Au mieux j'ambitionne de mettre en question cet univers routinier et le rapport que les individus entretiennent avec lui, de créer un décalage fécond par la confrontation des expériences sensibles, des sensations et des représentations.


1 Horst Bredekamp

Pointe-à -Pitre, 2016