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Cette série est née de mes recherches personnelles mais aussi d’une commande d’une manifestation de psychologie et de développement personnel, le festival du Féminin- Masculin, qui se tiendra en Guadeloupe du 29 novembre au 1er décembre 2019, organisé par la psychologie Valérie Scala. Mon travail y sera exposé sur le thème, Féminin- Masculin la beauté sublimée.

Tous les jours nous exposons nos corps ou parties de notre corps (j’y inclus nos visages) aux yeux du monde. Nos selfies, les videos et photos de nous entrain de nous adonner à telle ou telle activité, faisant du sport, attestant du gonflement de tel ou tel muscle après des heures d’effort, nous mettant en avant dans telle ou telle tenue, avec telle ou telle coiffure, maquillage, accessoire nous mettant en valeur, rehaussant notre féminité ou notre virilité… nous les exposons sur les réseaux sociaux et par là leur cédons le droit de disposer de notre image, de la modifier comme une nouvelle servitude volontaire… Avec la récente popularité de l’application FaceApp nous autorisons des individus au fin find de la Russie à déformer l’image de notre visage de nous imposer notre future apparence vieillie.
Nous transformons notre corps par le sport, la chirurgie esthétique ou son image par photoshop, les filtres de applications de nos smartphones….
La mode produit un modèle irréel d’adolescente blanche anorexique, impossible à suivre comme jadis les hagiographies donnaient à voir des idéaux de sainteté inatteignables par le commun des chrétiens… La pornographie a aussi très récemment officialisé son stéréotype féminin élaboré par le vote de 50 000 utlisateurs d’un site.

Depuis la querelle byzantine de l’iconoclasme, voire depuis le mythe de la caverne, nous savons que la frontière est ténue entre la représentation et la réalité à laquelle elle renvoie entre le matériel de l’objet- image et le spirituel.

Les historiens savent aujourd’hui qu’une partie des reproches des iconoclastes faites aux images étaient justifiées: certains faisaient des images les parrains de leurs enfants. Des systèmes de tuyaux mystifiaient le bon peuple chrétien en faisant sourdre du lait d’icônes de la Vierge… les images s’étaient transformées en idoles, c’est à dire qu’elles. étaient devenues leur propre modèle. La vérité d’une image en revanche est relationnelle… elle ne crée jamais de forme sans contenu.
Aujourd’hui les images de nous mêmes que nous offrons à l’adoration des likes, des pouces levés sur les réseaux sociaux, à quel contenu renvoient-elles si ce n’est notre vide intérieur ? Nous fraudons à coup de filtres et de logiciels mais cela ne reflète que notre laborieuse obsession à faire illusion; à répondre à notre manque d’estime de soi par une validation extérieure, sociale… En quelque sorte nous nous conformons à un stéréotype et ne peut nous satisfaire qu’à très court terme, entre quelques heures de vie d’une publication sur Snapchat et quelques jours au plus sur Facebook.
Cette soumission générale aux stéréotypes, la question fondamentale de l’estime de soi bien sur suit une déclinaison particulière dans la Caraïbe. L’injonction y est globale notamment à travers l’imagerie de l’industrie touristique) cependant on ne peut ignorer l’influence des traumatises coloniaux et esclavagistes dans notre partie du monde. Nous avons été le champ de création des stéréotypes racistes : les classifications selon la proportions de « sang noir », les justifications scientifiques des races et de leur hiérarchisation. En photographie, les daguerrotypes de J. T Zealy pour Louis Agassiz (1850) avaient pour but prouver l’infériorité des noirs. Les modèles posaient en studio, torse nu… fond noir, regard fixant l’objectif… tout est très net comme doit l’être un objet d’étude scientifique et l’humanité des modèles est au moins mise en doute en une sorte de pornographie matricielle. Le récent livre « sexe race et colonie » montre bien ce lien fort entre domination coloniale, racisme et pornographie… une pornographie qui jusqu’à aujourd‘hui méconnait le flou de mise au point…


Tenant compte de ces paramètres j’essaie d’atteindre une forme de complexité comme réponse à la prégnance des stéréotypes


La complexité n’est pas la fragmentation ni la juxtaposition… La Caraïbe à bien des égards est un espace fragmenté, politiquement, économiquement, socialement. Il l’est depuis son « invention » par les Européens qui depuis la fin du XVe s se sont partagés les îles et territoires, ont établi des séparations, des hiérarchies au seins des populations autochtones, importées. A bien des égards il y a aussi une fragmentation culturelle et linguistique, identitaire en particulier car les flux de population dans la Caraïbe sont intenses et incessants… Saint Martin, où je vis et travaille est une caricature. Plus de 60 nationalités présentes, de forts écarts de richesse…. De surcroît, les destructions et les conséquences psychologiques du cyclone (Irma) ont pu accentuer fragmentations
Bien sur la mondialisation est aussi à l’oeuvre et aujourd’hui nous pouvons si nous le voulons nous voir tous comme des êtres fragmentés..
Il est aussi désormais prouvé que les traumatismes se transmettent de génération en génération à travers l’épigénétique.
La création photographique et plastique caribéenne à mon sens rend compte de cette fragmentation et de la l’importance des héritages qui lui est liée. Je pense à la place particulière du collage ou du photo montage (Holly Bynoe de St Vincent, Terry Boddie de Nevis, Ebony G Patterson de la Jamaïque ou bien Florence Poirier N’kpa de Saint Martin).
Par complexité j’entends viser une sorte d’unité, ma réponse subjective à la fragmentation et à la juxtaposition. La complexité correspondrait plutôt à la combinaison au réagencement en un objet artistique unique des éléments, héritages, influences bref de tous les flux qui traversent la Caraïbe.
Les diffusions, diffractions et irrégularités obtenues par l’écran de plexiglass et l’eau, créent une sorte de matière qui unifie l’espace plastique de la photographie. Le flou de mise au point et les densités différentes des expositions multiples ajoutent à cet effet de même que le jeu des couleurs, des teintes, de la balance des blancs. Tout ceci vise à signaler une mise à distance avec le réel visible. Je parlerais alors de présenter une réalité personnelle c’est l’interaction entre le corps (le mien, celui du modèle), l’esprit (le mien, celui du modèle) et l’activité de univers. C’est une expérimentation simultanée, un flot intermittent de sensations de perceptions de pensées, d’expériences. Elle est impermanente insaisissable moins d’en prendre une photo. Et encore on ne saisit qu’un instant.
Par cette série j’essaie de « le réalisme des sensations et des émotions, des perceptions et des expériences (…) réalisme de la perception d’un (individu), non l’objet lui-même. » (Bill Viola à propos de five images for the millenium,2001)… il s’agit par la combinaison de plusieurs niveaux de perceptions (sensible, spirituelle etc…) d’approcher une réalité complexe qui est celle qui nous unit.
En photographie (photographier veut dire écrire avec la lumière) la lumière et donc la couleur unifie… Le lien entre la couleur et le spirituel est bien connu (Kandinsky, du spirituel dans l’art, 1910). Aussi j’essaie d’intégrer une réalité spirituelle au delà des simples corps représentés par les procédés que j’ai déjà évoqués et les références que l’on peut voir aux figures de l’anges ou des déesses hindoues.




Pour finir, j’aime à croire que ma photographie cherche à atteindre la complexité par le truchement de la poésie. Me vient à l’esprit cette citation de la poétesse Jane Hirshfield :

Les poèmes (j’ajoute certaines photographies) ont la capacité d'apporter du réconfort Ils (elles)montrent […] que nous ne sommes pas seuls. Mais ils peuvent aussi nous désarçonner, nous rendre plus sensibles, plus larges, plus élastiques. Ils déclenchent des révolutions de conscience et permettent au monde réel, incertain et complexe, d’entrer. »
Ainsi une photographie peur nous rendre irréductibles à toute catégorisation, toute simplification stéréotypée.